18
Richard insista pour que Sweeney rentre chez elle en taxi. Il appela une agence pour commander une voiture, paya le chauffeur et embrassa son amie. Après quoi, il l’aida à monter dans l’auto, comme si elle avait été une reine.
Quel bonheur de ne pas avoir eu à marcher, songea Sweeney en ouvrant la porte de son appartement. Ses jambes ne la portaient plus. Elle envisagea de faire un petit somme, puis renonça à cette idée : elle ne se sentait pas la force de vivre un nouvel épisode de somnambulisme créatif – et encore moins de découvrir le visage du tueur. Elle avait besoin d’un peu de calme avant de s’y remettre. Elle avait surtout envie de penser à Richard, de rêver à cette folle nuit qu’ils venaient de vivre.
Sweeney était encore surprise de l’amour qu’elle éprouvait pour le milliardaire. Elle s’était pourtant crue à l’abri de tels sentiments. Aujourd’hui, elle découvrait non seulement qu’elle s’était leurrée, mais qu’elle souhaitait aussi, de toute son âme, entretenir sa flamme.
La jeune femme s’installa dans un fauteuil pour lire, espérant ainsi lutter contre le sommeil. Elle était plongée dans un traité sur la peinture acrylique depuis une heure quand la sonnette retentit. Elle poussa un juron. Ce ne pouvait être Richard – il s’agissait donc forcément d’un importun. Elle se dirigea vers la porte, colla un œil contre le judas. Deux hommes en complets sombres se tenaient sur le palier.
— Qui est-ce ? s’enquit-elle en gardant l’œil rivé sur la lentille grossissante.
— Les inspecteurs Aquino et Ritenour, de la police de New York, répondit le plus corpulent des deux visiteurs.
Les policiers plaquèrent leurs insignes contre l’œilleton – comme si Sweeney pouvait les déchiffrer de cette façon,…
Ces messieurs ne pouvaient connaître l’existence de sa toile. Seul Richard savait qu’elle réalisait des tableaux prémonitoires. Cela dit, ils avaient été informés que Sweeney fréquentait l’homme d’affaires. Elle ouvrit la porte en soupirant. Ces enquêteurs faisaient leur travail et ne laissaient rien au hasard. Elle éprouvait toutefois un certain malaise à l’idée de les recevoir.
— Miss Paris Sweeney ? demanda le flic le plus baraqué.
La jeune artiste fronça les sourcils d’un air féroce.
— Sweeney tout court, grommela-t-elle.
L’enquêteur parut surpris, mais il reprit rapidement contenance.
— Pouvons-nous entrer ?
Le policier réprima un bâillement. Sa fatigue transparaissait, bien qu’il fût rasé de près. Il avait le teint grisâtre et des cernes noirs sous les yeux. Son collègue, mince et blond, semblait plus dispos – mais beaucoup moins affable.
— Voulez-vous une tasse de café ? leur proposa-t-elle.
— Ce sera avec plaisir, répondit Joseph Aquino. Avec du sucre et de la crème, s’il vous plaît. Beaucoup de sucre. Et beaucoup de crème.
— Même chose, marmonna Ritenour.
Sweeney se rendit à la cuisine et remplit trois tasses de café. Dans celles de ses visiteurs, elle ajouta assez de sucre pour assommer un diabétique et suffisamment de crème pour faire monter leur taux de cholestérol de façon alarmante. Sans doute les enquêteurs avalaient-ils des hectolitres de mauvais café, dont ils masquaient le goût avec les moyens du bord.
Elle mit les tasses sur un petit plateau, qu’elle emporta au salon. Elle posa le tout sur la table basse, tout en se reprochant sa nervosité. Elle n’avait aucune raison de s’inquiéter. Elle s’assit calmement et attendit leurs questions.
— Connaissez-vous Richard Worth, miss Sweeney ?
La jeune artiste lui lança un regard incrédule.
— Bien sûr que oui, sinon vous ne seriez pas ici !
L’inspecteur Aquino toussota, gêné.
— Vous savez que son ex-épouse a été assassinée.
C’était là une affirmation.
— Oui.
— Mrs Worth faisait-elle également partie de vos relations ?
Le regard de Sweeney s’assombrit.
— Oui, répondit-elle. Je connaissais Candra depuis des années. Elle exposait mes toiles dans sa galerie.
— Ainsi vous êtes peintre.
— Effectivement.
— Sans blague !
Joseph Aquino considéra un grand tableau, accroché au mur, et représentant un paysage.
— C’est l’une de vos œuvres ?
— Non.
Sweeney ne vivait pas au milieu de ses toiles. Quand elle sortait de son atelier, elle aimait contempler les peintures des autres.
Ayant épuisé les ressources de cette faible digression, Aquino revint à son sujet.
— Mrs Worth n’appréciait pas que vous fréquentiez son mari, n’est-ce pas ?
Le concierge, pensa Sweeney. La scène dans le vestibule.
— Candra m’avait dit que cela l’indifférait. Cependant, quand elle nous a croisés ensemble, ici, un matin, elle l’a très mal pris.
Elle se félicita d’avoir été aussi concise.
— Quand était-ce ?
Les flics le savaient. Ils avaient déjà interrogé le gardien de l’immeuble. Ils tenaient simplement à s’assurer que Sweeney disait la vérité – en lui posant des questions dont ils connaissaient déjà les réponses.
— Il y a trois ou quatre jours, répondit-elle.
— Depuis combien de temps fréquentez-vous Mr Worth ? Sweeney cilla, désarçonnée par cette question.
— Je ne sais pas. Quel jour sommes-nous ?
Les officiers de police échangèrent un bref regard.
— Jeudi, répondit Ritenour.
— Dans ce cas, cela doit faire une semaine. Je n’ai pas une conscience précise de la fuite du temps.
— Une semaine, répéta Joseph Aquino, qui prit note. Vous avez passé la nuit dernière chez Richard Worth.
Sweeney rougit.
— Oui.
— Où étiez-vous la nuit d’avant, miss Sweeney ? L’étau se resserrait. La jeune femme eut un instant de panique. Elle avait passé la nuit chez elle. Seule. Pas de coups de fil, pas de témoins – pas d’alibi.
— Êtes-vous sortie prendre l’air avant de vous coucher, par exemple ?
— Non, je n’ai pas quitté mon appartement.
Ritenour se frotta le nez.
— Avez-vous passé des coups de téléphone, parlé à quelqu’un ?
— Non.
— Étiez-vous déjà allée chez Mrs Worth ?
— Non. Je ne savais pas exactement où elle habitait.
— Avez-vous eu des contacts avec Mrs Worth depuis la dispute ? Vous a-t-elle appelée ensuite, menacée ? Vous savez, comme le font les gens dans les affaires de cœur.
« Les affaires de cœur. » Qu’un flic ait employé une expression aussi désuète la laissa rêveuse.
— Non. Ç’a été la dernière fois que je l’ai vue et qu’elle m’a parlé.
— Connaîtriez-vous des ennemis à Candra Worth ?
Personne, outre Richard, faillit répondre Sweeney. Ils avaient innocenté son amant, grâce au ciel.
— Non. Candra et moi n’étions pas des amies intimes. Mais je l’aimais bien, avoua-t-elle, à voix basse.
Elle baissa les yeux.
— Jusqu’au jour de la dispute, Candra s’était toujours montrée polie avec moi. Elle était aimable avec tout le monde.
Les deux policiers sourirent.
— Ce sera tout, miss Sweeney, déclara l’inspecteur Aquino, en refermant son carnet. Merci de nous avoir consacré du temps.
— Je vous en prie.
Elle les raccompagna à la porte.
Ils se dirigeaient vers l’ascenseur, quand Aquino se retourna.
— Avez-vous l’intention de quitter New York, miss Sweeney ? Dans l’hypothèse où nous aurions d’autres questions à vous poser.
— Non, dit-elle. Je reste en ville.
Dès que les policiers furent partis, Sweeney se dirigea vers le téléphone pour appeler Richard, puis se ravisa. Pourquoi l’inquiéter inutilement ? Les inspecteurs n’avaient fait que lui poser quelques questions. La jeune artiste ne pouvait prouver qu’elle avait passé la nuit du meurtre dans son lit. Cela dit, elle n’était jamais allée chez Candra. Il n’existait aucun lien entre elle et le crime. Excepté le tableau – mais les policiers en ignoraient l’existence.
Sweeney reprit sa lecture, lava du linge, puis repensa à cette maudite peinture. Elle s’était pourtant promis de ne pas pénétrer dans son atelier. Elle ne tenait pas à revoir cette scène macabre, tout en sachant qu’il lui faudrait l’examiner. Et l’achever. Les policiers ne disposaient d’aucune piste sérieuse, sans quoi ils ne l’auraient pas interrogée. Tant que la jeune femme n’aurait pas terminé cette toile, le tueur ne serait pas inquiété.
Trois jours plus tôt, Sweeney avait travaillé à ce tableau eu état de veille. Si elle parvenait à renouveler l’expérience, elle s’épargnerait une crise d’hypothermie.
Elle se rendit donc à son atelier, où la puissance évocatrice de l’image la cloua sur place. Elle semblait exsuder la terreur inouïe qu’avait éprouvée Candra durant les derniers instants de sa vie. On devinait comme un contentement immonde chez le tueur, qui se tenait au-dessus de la victime.
L’artiste fixa l’espace – vierge – sur lequel il lui restait à peindre la figure de l’assassin. Elle se concentra sur cette zone blanche et distingua quelques vagues traits qui transparaissaient. Elle s’empara d’un pinceau, déboucha un tube de couleur, comme dans un état second. Puis la sonnette retentit. Ce bruit déconcentra Sweeney, qui pourtant approchait du but. Elle se dirigea vers la porte avec mauvaise humeur.
Kai se trouvait sur le palier, les bras chargés de toiles emballées dans du papier kraft.
— Salut, lança-t-il quand Sweeney lui eut ouvert. Je vous rapporte vos tableaux. Ils viennent de chez l’encadreur.
— Par ici, dit la jeune femme en précédant Kai dans l’atelier.
— Au fait, j’ai vendu vos dernières toiles, déclara-t-il.
— Très bien.
Sweeney dégagea un espace contre le mur, où déposer les peintures.
— Mettez-les là.
Kai s’exécuta, tout en regardant autour de lui. Il contempla les œuvres achevées.
— C’est vraiment beau, remarqua-t-il. Vous allez gagner des fortunes, Sweeney.
— Je l’espère, dit-elle en souriant.
— La lumière est géniale, ici 1 s’exclama-t-il.
Le play-boy fit quelques pas vers les fenêtres, jeta un coup d’œil dans la rue, en contrebas. Après quoi, il se retourna et vit le tableau.
Kai blêmit. Il regarda la toile, bouche bée.
— Seigneur ! bafouilla-t-il.
— N’en parlez à personne, l’avertit Sweeney.
La jeune artiste s’agitait sur place, mal à l’aise.
— Quand avez-vous,… Avez-vous peint tout cela en une journée et demie ?
Sweeney hésita.
— Non, je travaille dessus depuis plusieurs jours.
— Quoi ? Comment cela ?
— Je…
Elle ne sut que dire. Elle se reprocha d’être à ce point incapable de mentir.
— Si vous éventez la nouvelle, Kai, je vous arrache les cheveux !
— Éventer la nouvelle ? répéta le jeune homme, interloqué.
Son regard allait de Sweeney au tableau. Le séducteur se demandait visiblement s’il ne rêvait pas.
— Je suis voyante, lança Sweeney.
— Quoi ?!
— Des événements m’apparaissent, qui ne se sont pas encore produits. Quand j’aurai fini ce tableau, je saurai qui a tué Candra.
Sweeney fusilla Kai du regard.
— Je vous interdis de parler de cela à qui que ce soit !
Le don Juan recula lentement vers la porte.
— Je ne dirai rien, l’assura-t-il.
— Je suis sérieuse, Kai. Je ne veux pas que la police le sache, du moins pas pour le moment.
Il prit une profonde inspiration.
— Je comprends, déclara-t-il. Je n’avertirai pas les flics, je vous le promets.
À peine eut-il prononcé ces mots qu’il éclata de rire – un rire forcé cependant.
— Et merde, lâcha-t-il. Qui l’eût cru ?